Dans un monde ultra-connecté, il devient essentiel de faire la différence entre un usage intensif, un usage problématique et une véritable addiction aux écrans. Car, si passer beaucoup de temps en ligne n’est pas forcément inquiétant, certains comportements peuvent affecter la santé mentale, le sommeil ou les relations sociales. Ce chapitre propose d’éclairer cette nuance en trois temps : d’abord en définissant ces trois niveaux d’usage, ensuite en explorant ce que dit la science sur l’existence d’une addiction aux écrans et enfin en comparant les pratiques en France et aux États-Unis. Les jeux vidéo, quant à eux, sont abordés dans une partie dédiée.

Comprendre les différents niveaux d’usage des écrans : entre excès, problème et addiction
Dans nos vies connectées, les écrans sont partout : au travail, à la maison, dans nos loisirs, dans nos relations avec les autres. Cette présence permanente rend parfois difficile le recul nécessaire pour évaluer si notre usage est sain, excessif ou problématique. Pourtant, il existe des différences fondamentales entre un simple excès, un usage qui commence à poser problème et une situation d’addiction. Bien les comprendre, permet de mieux repérer les situations à risque, pour soi comme pour ses proches.
On parle d’usage excessif lorsque le temps passé devant les écrans est élevé, parfois plusieurs heures par jour mais que cela ne s’accompagne ni de perte de contrôle, ni de conséquences majeures sur la vie quotidienne. Il peut s’agir de longues soirées sur les réseaux sociaux, de visionnages enchaînés de vidéos ou de navigation sur Internet. L’élément clé ici, c’est que la personne garde le contrôle : elle peut s’arrêter quand elle le souhaite, répondre à d’autres obligations et ne ressent pas de stress ou d’angoisse particulière lorsqu’elle se déconnecte.
L’usage problématique, lui, se situe à un niveau intermédiaire. Il ne relève pas encore de l’addiction mais il commence à impacter négativement certains aspects de la vie. Le sommeil peut être perturbé, la concentration au travail ou à l’école peut diminuer et certaines relations sociales peuvent en souffrir. La personne concernée n’est pas forcément consciente de la dérive : elle se sent souvent “trop connectée” mais minimise les effets. Elle peut ressentir de l’irritabilité sans son téléphone, vérifier ses notifications en boucle ou se retrouver happée par des contenus anxiogènes à des heures tardives. Ce type d’usage, parfois qualifié d’“hyperconnexion” reste volontaire mais il devient envahissant.
Enfin, on parle d’addiction numérique lorsque la personne perd véritablement le contrôle de son usage. Elle ne parvient plus à s’arrêter malgré les conséquences négatives sur sa santé, son travail, ses études ou ses relations. Le besoin d’être connecté devient une priorité absolue au détriment d’autres activités essentielles. Cette perte de contrôle s’accompagne souvent d’un mal-être profond : angoisse à l’idée d’être privé d’écran, sensation de vide ou de manque en cas de coupure, isolement progressif.
Attention, l’addiction numérique n’est pas actuellement reconnue au sens académique mais de toute façon, pour un addictologue, elle rentre dans le champ des troubles du comportement (Addictions comportementales), au même titre que certaines dépendances sans substance comme les achats compulsifs ou les jeux d’argent. Elle peut donc nécessiter une prise en charge spécialisée.
Ces trois formes d’usage — excessif, problématique et addictif — ne doivent pas être vues comme des cases figées, mais comme un continuum. Ce n’est pas le nombre d’heures passées devant un écran qui suffit à poser un diagnostic mais l’effet que cet usage produit sur la vie quotidienne, la santé mentale et les liens sociaux. Ce repérage progressif est aujourd’hui au cœur de nombreux travaux de recherche en psychologie, en santé publique et en sociologie, qui insistent sur la nécessité de ne pas banaliser les signes avant-coureurs d’un usage devenu envahissant.
La dépendance au numérique : quels termes utiliser ?
Actuellement, la terminologie utilisée pour désigner les troubles liés à l’usage excessif des technologies numériques varie selon les pays et les disciplines, bien que certaines tendances se dégagent nettement. En France, le terme de cyberdépendance reste largement utilisé dans la littérature clinique et psycho-sociale. Il s’ancre dans une approche souvent qualitative et centrée sur les impacts sociaux, émotionnels et cognitifs de l’usage excessif des technologies numériques. Le vocable « dépendance aux technologies numériques » émerge également, englobant une diversité de comportements problématiques, incluant l’usage abusif des réseaux sociaux ou des smartphones. Sur le plan plus spécialisé, on retrouve également les expressions « dépendance aux réseaux sociaux » et « dépendance au smartphone », de plus en plus étudiées dans les recherches portant sur les jeunes adultes et les adolescents.
Dans les pays anglo-saxons, le terme dominant est « Internet Addiction« , introduit dès les années 1990 par Kimberly Young, qui l’a théorisé à travers des critères inspirés des addictions comportementales. Toutefois, ce terme est parfois jugé trop stigmatisant ; les chercheurs lui préfèrent souvent une appellation plus nuancée, telle que « Problematic Internet Use (PIU)« , qui insiste davantage sur le caractère dysfonctionnel de l’usage sans forcément pathologiser l’individu. Des expressions plus englobantes, telles que « digital addiction » ou « techno-dépendance » sont également écoquées pour refléter la variété des objets numériques concernés. Ces termes traduisent un glissement progressif de la notion d’addiction vers celle d’une relation déséquilibrée à la technologie abordée selon différentes perspectives – psychologique, sociale, voire philosophique.
Existe-t-il une véritable addiction aux écrans ou à Internet ?
Le terme d’« addiction aux écrans » est de plus en plus utilisé dans les médias, dans les familles ou même dans certains discours professionnels. Pourtant, sur le plan médical et scientifique, les choses sont moins simples. Si certains usages excessifs du numérique peuvent avoir des conséquences comparables à celles des dépendances classiques, cela ne signifie pas pour autant que l’on parle officiellement d’addiction. Pour qu’un trouble soit reconnu comme tel, il doit être défini dans une classification internationale des maladies, comme la CIM-11 publiée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), ou le DSM-5, utilisé principalement dans le monde anglo-saxon.
À ce jour, ni l’addiction aux écrans ni celle à Internet ne sont reconnues en tant que troubles distincts dans ces classifications. En 2018, l’OMS a bien intégré le trouble du jeu vidéo dans la CIM-11, reconnaissant ainsi qu’une activité numérique pouvait faire l’objet d’une dépendance comportementale. Mais cette reconnaissance est limitée au champ des jeux, avec des critères précis : perte de contrôle, priorité accrue donnée à l’activité et poursuite malgré des conséquences négatives. En dehors de ce cas particulier, les autres usages numériques intensifs — comme les réseaux sociaux, la navigation web ou le visionnage de vidéos — ne font l’objet d’aucune reconnaissance formelle. Le DSM-5, de son côté, ne parle pas non plus d’addiction à Internet ou aux écrans. Il mentionne un « trouble lié aux jeux en ligne » comme sujet d’étude future, sans validation clinique à ce jour.
La Classification internationale des maladies (CIM-11) prévoit une catégorie nommée « Autres troubles spécifiés dus à des comportements addictifs », codée 6C5Y, qui permet de reconnaître cliniquement certains comportements problématiques ne rentrant pas encore dans une catégorie bien définie. Ce diagnostic peut être utilisé lorsque l’usage d’un objet ou d’un comportement — comme les écrans, par exemple — provoque une souffrance importante, une perte de contrôle ou un retentissement significatif sur la vie quotidienne mais ne correspond pas aux troubles officiellement répertoriés comme le jeu pathologique ou l’addiction aux jeux vidéo. Il s’agit donc d’une zone de reconnaissance partielle, ouverte à l’évolution des connaissances et qui pourrait à l’avenir servir de base pour inclure des formes spécifiques de dépendances numériques.
Pourtant, de nombreux chercheurs s’accordent à dire que certains usages numériques, bien qu’encore non reconnus comme addictions à part entière, présentent des caractéristiques très proches de la dépendance. Les personnes concernées décrivent une perte de contrôle, un besoin compulsif de se connecter, une tolérance croissante (c’est-à-dire la nécessité d’y passer de plus en plus de temps) et un état de manque lorsqu’elles tentent de se déconnecter. Ces comportements peuvent s’observer dans plusieurs contextes : navigation interminable sur les réseaux sociaux, consultation compulsive de contenus d’actualité anxiogènes (phénomène appelé « doomscrolling »), ou alternance frénétique entre différentes applications, sans jamais parvenir à se concentrer pleinement. Ces usages entraînent souvent de la fatigue mentale, des troubles du sommeil, de l’anxiété et une difficulté à se déconnecter, même dans les moments de repos.
Certaines pratiques numériques sont d’ailleurs spécifiquement conçues pour favoriser cette captation de l’attention. C’est le cas du « scroll infini » utilisé par des plateformes comme Instagram, TikTok® ou YouTube®, qui permet d’enchaîner les contenus sans jamais arriver à une fin naturelle. La conception même de ces outils encourage une consommation continue, sans interruption rendant la déconnexion d’autant plus difficile. Ces mécanismes, souvent désignés sous le terme de « design persuasif » ou de « captologie » sont aujourd’hui largement étudiés par les sciences cognitives, la sociologie des usages et la psychologie comportementale.
Certains experts plaident pour une reconnaissance future de ce qu’ils nomment « trouble de l’usage excessif des écrans » à la croisée entre addiction, trouble de l’attention et trouble de la régulation émotionnelle. Pour le moment, il semble préférable de parler d’usage problématique, en s’appuyant sur l’observation des conséquences concrètes : perte de contrôle, détresse, isolement, repli sur soi.
Autrement dit, même si l’addiction aux écrans n’existe pas en tant que diagnostic officiel, il n’en reste pas moins qu’une souffrance réelle peut être liée à des usages numériques devenus incontrôlables. Mais il n’est pas exclu que les classifications futures intègrent un jour des formes spécifiques de dépendance aux écrans, en dehors des jeux. En attendant, de nombreuses structures d’accompagnement s’appuient déjà sur les outils issus des addictions comportementales pour proposer une aide adaptée aux personnes concernées.
Usages numériques en France et aux États-Unis
En France, les données les plus récentes révèlent que l’usage des écrans chez les adolescents est en forte hausse, notamment depuis la pandémie de COVID-19. L’enquête EPPOC (Écrans en Pédopsychiatrie en Occitanie), menée en juillet 2020 montre que 47 % des adolescents suivis en pédopsychiatrie reconnaissent des effets négatifs liés à leur usage numérique, et que plus de 79 % des lycéens utilisent activement les réseaux sociaux, contre 45 % des collégiens. L’étude pointe un lien direct entre temps d’écran prolongé et troubles du sommeil, anxiété ou repli social.
Un autre travail de synthèse par David Courbet met en évidence l’évolution des usages chez les adultes et jeunes adultes en France. Il note que les réseaux sociaux favorisent une “recherche de validation”, une hypervigilance à l’opinion d’autrui et une tendance à l’autosurveillance émotionnelle, surtout chez les plus jeunes. Cette exposition constante participe à une diminution de l’estime de soi et à une vulnérabilité accrue à l’anxiété sociale.
Du côté américain, les chiffres sont encore plus alarmants. Une revue menée par la Canadian Pediatric Society révèle que les enfants et adolescents américains passent entre 7 et 9 heures par jour devant des écrans, avec une forte dominance des réseaux sociaux et des contenus courts et engageants (comme TikTok® ou Snapchat®). L’usage est plus précoce : la majorité des jeunes ont un smartphone personnel avant 12 ans et sont actifs sur au moins un réseau social dès le collège.
Cette situation a conduit le Surgeon General des États-Unis (l’équivalent du directeur général de la santé) à émettre en 2023 une alerte publique inédite. Il y met en garde contre les effets potentiellement toxiques des plateformes numériques sur la santé mentale des adolescents, particulièrement en matière de troubles anxieux, de sommeil et de perception corporelle. L’avertissement visait notamment Instagram, TikTok® et YouTube®, accusés d’exposer massivement les jeunes à des contenus filtrés, anxiogènes ou sexualisés.
Une autre étude américaine mentionnée par G. Borst dans Futuribles révèle que les algorithmes utilisés par les plateformes sociales sont plus intensément personnalisés aux États-Unis qu’en Europe, ce qui accroît le pouvoir addictif des applications mobiles, notamment chez les publics les plus jeunes et vulnérables.
Références :
- Organisation mondiale de la santé (OMS). Trouble du jeu vidéo dans la CIM-11. 2020
>>> Lien - Young KS. Internet addiction: The emergence of a new clinical disorder. CyberPsychology & Behavior. 1998;1(3):237–244.
>>> Lien - Weinstein A, Lejoyeux M. Internet addiction or excessive internet use. Am J Drug Alcohol Abuse. 2010;36(5):277-83.
>>> Lien - Starcevic V, Billieux J. Does the construct of Internet addiction reflect a single entity or a spectrum of disorders?. Clinical Neuropsychiatry. 2017;14:5-10.
>>> Lien - Mimoun EA, Dejean S, de Chivré M et al. EPPOC (Écrans en pédopsychiatrie en Occitanie au temps du COVID) : enquête en juillet 2020 sur l’utilisation des écrans chez les enfants suivis en pédopsychiatrie en Occitanie avant et pendant confinement (17 mars au 11 mai) : résultats du volet adolescents. Neuropsychiatrie de l’Enfance et de l’Adolescence. 2024;72(6):272-81.
>>> Lien - Les médias numériques : la promotion d’une saine utilisation des écrans chez les enfants d’âge scolaire et les adolescents. Société canadienne de pédiatrie, groupe de travail sur la santé numérique, Ottawa (Ontario). Paediatrics & Child Health. 2019;409–17.
>>> Lien - Borst G. Écrans et Développement de L’enfant et de L’adolescent. Futuribles. 2019;433(6):41-49.
>>> Lien - Achab S. Report on Behavioral addictions in Switzerland. 2022
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