Un article récemment publié par l’économiste Maurizio Pugno propose une réponse tranchée à une question qui divise depuis plus de vingt ans chercheurs, parents et éducateurs : les réseaux sociaux font-ils du mal aux jeunes ? L’auteur affirme que oui, de manière significative. Son originalité ? S’appuyer non pas sur la psychologie ou la sociologie, comme on en a l’habitude, mais sur l’économie expérimentale, et en particulier une méthode appelée “expérimentation naturelle”.

Une méthode inhabituelle : l’économie comme révélateur de causalité
Plutôt que de demander aux adolescents s’ils se sentent bien ou mal après avoir utilisé TikTok ou Instagram (ce qui est souvent biaisé), Pugno et les études qu’il cite observent ce qui se passe dans différents pays (États-Unis, Royaume-Uni, Allemagne, Italie, Espagne) lorsque l’accès aux réseaux sociaux devient possible, du fait de l’arrivée de la fibre ou de la 3G.
Cela permet de comparer des populations proches — mêmes âges, mêmes conditions de vie — dont la seule différence est… l’arrivée ou non d’un accès rapide à internet. En statistique, on appelle cela un instrumental variable design, une façon élégante de s’approcher d’une relation de cause à effet sans laboratoire.
Et les résultats ? Sans appel
Toutes les études sélectionnées — cinq en tout, publiées dans des revues économiques de haut niveau — convergent : plus l’accès aux réseaux sociaux s’étend, plus la santé mentale des jeunes se détériore. Dépression, anxiété, troubles du sommeil, troubles alimentaires, pensées suicidaires : la liste est sombre, et les filles semblent particulièrement affectées.
Ces effets ne sont pas mineurs. Par exemple, l’introduction de Facebook dans les universités américaines est associée à une dégradation de la santé mentale équivalente à 20 à 25 % de celle provoquée par une perte d’emploi. En Italie, l’accès à Internet dans les années 2000 a été suivi d’une hausse significative des hospitalisations pour troubles psychiatriques chez les adolescents.
Une explication théorique : le temps volé aux projets d’avenir
Mais l’article ne se contente pas de dresser un constat. Il avance une hypothèse originale, venue de la pensée économique : les réseaux sociaux sont nuisibles non parce qu’ils sont mauvais en soi, mais parce qu’ils remplacent des activités essentielles au développement personnel, comme l’étude, l’engagement citoyen, les relations en face-à-face.
Les plateformes, explique Pugno, sont conçues pour capter l’attention dans l’instant. Elles détournent les jeunes des activités orientées vers le futur, celles qui construisent l’estime de soi et la résilience. Ce “décrochage du temps long” crée peu à peu une dépendance comportementale, un présentisme vide qui affaiblit les ressources mentales.
L’auteur a réalisé un schéma très intéressant qui est « La chaîne de causalité entre l’utilisation des médias sociaux et la détérioration du bien-être des jeunes ».
La Structure générale du schéma qui oppose deux versants : Le Côté offre (Supply-side) qui présente les caractéristiques des réseaux sociaux eux-mêmes (leur conception, leur accessibilité…) et le Côté demande (Demand-side) qui donne les caractéristiques des jeunes utilisateurs (immaturité, plasticité…). Entre ces deux versants, on suit une chaîne d’effets en dix étapes, numérotées de (1) à (10), qui mènent à une détérioration du bien-être.

Comprenons ce schéma étape par étape (1 à 10)
(1) Les réseaux sociaux sont très accessibles : Ils sont gratuits ou peu coûteux, disponibles partout, et faciles à utiliser. Ils proposent de nombreuses fonctions (divertissement, discussion, information…), ce qui les rend polyvalents.
–> Résultat : on commence à les utiliser souvent, et toute la journée.
(2) Les jeunes y sont particulièrement sensibles : Les adolescents n’ont pas encore une pleine maturité émotionnelle, et ils apprennent rapidement par imitation.
–> Donc ils s’habituent vite à cette utilisation intensive.
(3) Les réseaux sont conçus pour attirer l’attention immédiate : Tout est fait pour capter l’instant : likes, notifications, vidéos courtes…
–> Cela pousse à chercher des plaisirs rapides, faciles à obtenir.
(4) Cette recherche de plaisir prend la place d’autres activités : On passe moins de temps sur des choses importantes : études, sport, sommeil, projets…
–> Ces activités orientées vers le futur sont peu à peu abandonnées.
(5) Les jeunes perdent leurs capacités à s’investir : Moins on fait d’activités utiles, plus on perd l’habitude et la compétence pour les faire (concentration, patience, efforts…).
–> Ce qui rend encore plus difficile d’y revenir ensuite.
(6) Ils se comparent à des images irréalistes : Les réseaux montrent des vies idéalisées, des corps parfaits, des réussites spectaculaires. Avec une personnalité encore en construction, les jeunes intègrent ces modèles comme des normes
–> ce qui crée mal-être et dévalorisation de soi.
(7) Leur bien-être se dégrade : Peu à peu, tout cela entraîne une frustration, une perte de sens, voire des symptômes de mal-être
–> anxiété, tristesse, isolement…
(8) Des événements de vie viennent aggraver la situation : Échecs scolaires, conflits familiaux, ruptures amicales…
–> Ces épreuves normales de la vie sont plus dures à gérer quand on a peu de ressources intérieures.
(9) Les jeunes se réfugient encore plus sur les réseaux : Pour se changer les idées ou se consoler, ils reviennent vers les écrans.
–> Cela devient une forme d’automédication, comme un pansement émotionnel.
(10) Le cercle vicieux s’installe : Ce refuge ne résout rien. Il renforce l’isolement, la dépendance, et la perte de repères.
–> Les réseaux sont utilisés pour fuir, mais ils entretiennent le mal-être.
Les limites : ce que l’étude ne dit pas
L’approche choisie est robuste, mais elle a ses faiblesses :
- Elle ne mesure pas les usages réels, seulement leur probabilité (accès ≠ utilisation).
- Elle ne distingue pas les bons usages des mauvais : échanger avec ses amis n’a pas le même effet que scroller sans fin des vidéos anxiogènes.
- Elle ne tient pas compte de la diversité des jeunes : certains y trouvent du soutien, de la créativité, de la reconnaissance.
Une contribution utile…
Ce que cette étude apporte de neuf, c’est la force de sa méthodologie : elle objectivise un lien jusqu’ici très débattu, souvent contesté par les défenseurs de la technologie. Mais sur le fond, le message est connu : les réseaux sociaux peuvent nuire aux jeunes, surtout quand ils sont utilisés de manière excessive, non encadrée, et qu’ils remplacent des activités plus nourrissantes. Ce que l’étude permet, c’est de renforcer scientifiquement cette intuition, en parlant non plus seulement de corrélations mais de causalité probable.
En conclusion
Cette étude, solide, rigoureuse et bien argumentée, renforce ce que beaucoup pressentaient : les réseaux sociaux, bien que séduisants, peuvent altérer le bien-être des jeunes, surtout quand ils capturent le temps et l’attention aux dépens d’activités structurantes. Elle n’ouvre pas une révolution, mais elle confirme avec rigueur ce que le terrain et la clinique voient déjà depuis plusieurs années. Elle appelle à une action double : mieux éduquer à l’usage, et limiter l’accès précoce, en particulier pour les plus jeunes. Car une chose est sûre : dans un monde qui va vite, les adolescents ont besoin de repères ancrés dans le temps long.
Référence :
- Pugno M. Does social media harm young people’s well-being? A suggestion from economic research. Academia Mental Health and Well-Being 2025;2.
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