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Temps d’écran : la planète cherche son équilibre

Par le MédecinGeek
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Nous vivons à une époque où la connexion permanente s’impose dès l’enfance, presque comme une évidence. Téléphones, tablettes, ordinateurs, consoles, montres connectées, réseaux sociaux : tout concourt à maintenir les enfants et les adolescents constamment en ligne, souvent au détriment du sommeil, de la concentration ou du lien réel avec les autres. Les jeunes grandissent dans un monde où les notifications remplacent les signaux biologiques, où l’attention devient une ressource commerciale et où l’ennui a disparu. Le numérique leur ouvre des horizons formidables d’apprentissage, de créativité et de lien, mais il s’accompagne aussi d’une captation algorithmique subtile qui pousse à rester, à cliquer, à scroller, encore et encore.
Face à ce constat, les pays ne réagissent pas tous de la même manière. La France s’éveille et envisage un couvre-feu numérique pour les adolescents. L’Europe corrige ses excès de digitalisation scolaire et réhabilite les manuels papier. La Chine multiplie les restrictions et les contrôles d’identité, au prix d’une surveillance permanente et puis il y a l’Australie, qui explore une voie nouvelle : ne pas interdire la connexion, mais limiter les algorithmes. Une approche subtile, presque élégante : rompre le lien entre les enfants et les algorithmes sans rompre celui entre les enfants et le monde.

Le réveil français : TikTok “un océan de trash” et un couvre-feu numérique

Longtemps en retrait des débats internationaux sur la régulation des écrans, la France semble aujourd’hui prête à franchir un cap. Le 11 septembre 2025, la commission d’enquête parlementaire sur TikTok a rendu un rapport accablant : le réseau social aurait des effets dévastateurs sur la santé mentale des jeunes. Conduite par les députés Arthur Delaporte (PS) et Laure Miller (EPR), la commission a auditionné pendant plus de 95 heures experts, neurophysiologistes, psychologues, influenceurs et dirigeants de plateformes.

Le verdict est sans appel : TikTok est décrit comme « un océan de trash », « un réseau hors de contrôle à l’assaut de la jeunesse » dont le modèle économique « capte l’attention à tout prix ». L’algorithme, propriété du groupe chinois ByteDance, ne se base pas sur les centres d’intérêt des utilisateurs mais sur le temps de visionnage, poussant en avant les contenus les plus extrêmes, choquants ou polarisants. La neurologue Servane Mouton, co-présidente de la commission d’experts sur l’exposition des jeunes aux écrans, résume « La motivation première de TikTok n’est pas le bien-être de ses utilisateurs, mais le profit. »

Face à ce constat, les députés formulent 43 recommandations ambitieuses, dont deux propositions phares :
– Interdire l’accès aux réseaux sociaux (hors messageries) avant 15 ans ;
– Instaurer un couvre-feu numérique pour les 15-18 ans, entre 22 h et 8 h.
À ces mesures symboliques s’ajoutent plusieurs leviers éducatifs et institutionnels :
– généraliser la politique du « portable en pause » dans les écoles;
interdire le téléphone dans les lycées;
– intégrer un message de prévention parentale dans le carnet de santé;
– promouvoir une « décroissance digitale » au sein de l’Éducation nationale.

Ce rapport a relancé un débat national sur la place du numérique dans la vie des jeunes : entre santé publique, libertés individuelles et responsabilité des plateformes. Si ces recommandations venaient à être adoptées, la France rejoindrait les nations qui placent la santé mentale des adolescents au-dessus des intérêts économiques, tout en rappelant que la prévention passe aussi par l’éducation, pas seulement par l’interdiction.

Mais que se passe-t-il chez nos voisins européens ?

L’Europe avance elle aussi dans la régulation, mais selon une approche plus pédagogique que coercitive. Elle privilégie l’éducation à l’attention plutôt que la surveillance, tout en cherchant à corriger certaines dérives du “tout numérique”.

La Suède a effectué un virage spectaculaire. En 2017, le gouvernement suédois avait massivement investi dans la digitalisation des écoles : dès la crèche, les enfants jouaient sur tablettes et dans le secondaire, chaque élève disposait de son ordinateur personnel. Mais face à la chute des performances scolaires aux tests internationaux (Pisa, Pirls) et à la crise de la lecture, la Suède a revu sa copie. Depuis 2024, elle investit 160 millions d’euros pour réintroduire les manuels papier et limiter les écrans en classe. Un véritable retour à la pédagogie analogique.

Aux Pays-Bas, les tablettes et téléphones portables sont désormais interdits dans toutes les classes. Trois quarts des établissements ont constaté une amélioration de la concentration. L’Italie et le Portugal ont suivi, interdisant les écrans à l’école jusqu’à la fin du collège. En Espagne, six régions ont banni les écrans en primaire et à Madrid, les moins de 12 ans n’ont plus le droit d’utiliser ordinateurs ou téléphones pour les devoirs. Le gouvernement espagnol a même publié 100 mesures incitatives pour aider les écoles et les parents à limiter les écrans.

Le modèle chinois de la “diète numérique” autoritaire (et ses déclinaisons asiatiques)

En Chine, la question de la déconnexion ne se discute pas : elle s’impose. Une récente étude publiée en avril dernier dans l’Asian Journal of Psychiatry et menée auprès de plus de 700 000 adolescents chinois met des chiffres sur un phénomène déjà visible à l’œil nu : 10,4 % d’entre eux répondent aux critères d’une addiction à Internet. Une proportion vertigineuse, reflet d’une jeunesse immergée dans un écosystème numérique total : jeux vidéo (Tencent, leader mondial du gaming en ligne), achats compulsifs sur des plateformes comme Alibaba et réseaux sociaux omniprésents de WeChat, la messagerie aux 1,3 milliard d’utilisateurs, à Douyin, la version chinoise de TikTok. Face à cet océan d’hyperconnexion, la presse officielle a parlé d’un véritable « opium spirituel » poussant les autorités à durcir encore leur politique de « diète numérique » dès le plus jeune âge.

Dans cette société où 98 % des jeunes de 9 à 19 ans possèdent un smartphone, le gouvernement a décidé d’agir à la manière d’un régime : par décret. Dès 2019, Pékin a limité le temps de jeu vidéo à 1 h 30 par jour, puis à 3 heures par semaine pour les mineurs à partir de 2021.
Un couvre-feu numérique interdit désormais tout usage entre 20 h et 8 h, et un mode mineur automatique contrôle la durée quotidienne d’écran selon l’âge :
– 40 minutes par jour pour les moins de 8 ans,
– 1 heure pour les 8-16 ans,
– 2 heures pour les 16-18 ans.
Les contenus sont filtrés et les applications se ferment automatiquement une fois la limite atteinte. En juillet 2025, un nouveau décret a même interdit les écrans dans les lieux accueillant des enfants de moins de 3 ans. L’authentification est désormais obligatoire pour tout utilisateur, permettant de relier chaque activité en ligne à une identité réelle. Malgré cette rigueur extrême, les résultats restent discutables car les jeunes contournent les règles, utilisant les comptes de leurs parents ou des faux identifiants.

Inspirés de la Chine, la Corée du Sud et Taïwan ont tenté leurs propres versions.
À Taïwan, les parents peuvent être sanctionnés par amende si un enfant passe trop de temps sur les écrans. En Corée du Sud, le couvre-feu numérique imposé la nuit a été abandonné après dix ans, jugé inefficace et trop intrusif. Ces expériences rappellent que la régulation n’a de sens que si elle s’accompagne d’une éducation numérique.

L’Australie débranche les algorithmes, pas les jeunes.

Depuis le 28 novembre 2024, l’Australie a adopté une loi inédite, considérée comme l’une des plus innovantes au monde en matière de protection numérique des mineurs. Elle fixe désormais à 16 ans l’âge minimal pour ouvrir ou conserver un compte sur les principales plateformes sociales : TikTok, Facebook, Instagram, X, YouTube et Snapchat. Mais il ne s’agit pas d’une interdiction d’accès à Internet.

Les adolescents de moins de 16 ans pourront toujours regarder des vidéos, lire des publications, écouter de la musique, consulter des informations, bref, continuer à naviguer sur le Web mais sans se connecter à un compte personnel. Autrement dit, ils restent connectés au monde, mais déconnectés des algorithmes. C’est une nuance essentielle : ils ne seront plus profilés, suivis, ni ciblés par des contenus personnalisés, ce qui coupe le moteur même de l’hyperconnexion.

Cette loi introduit le concept original de « retardement contractuel » : il ne s’agit pas d’interdire l’usage du numérique, mais d’interdire la relation commerciale entre une entreprise technologique et un mineur. Un enfant de 13 ou 14 ans ne pourra donc plus “signer” les conditions d’utilisation d’un réseau social un contrat implicite dans lequel il cède ses données personnelles et son temps d’attention. Les plateformes, elles, devront désormais prendre des “mesures raisonnables” de vérification d’âge pour s’assurer qu’aucun compte n’est ouvert avant 16 ans, sous peine de sanctions financières pouvant atteindre 49,5 millions de dollars australiens. L’objectif est clair : transférer la responsabilité du contrôle de l’âge des parents vers les entreprises, qui sont, selon le gouvernement, les principales bénéficiaires de cette économie de l’attention.

Ce modèle, ni libertaire ni punitif, repose sur une idée simple mais puissante : protéger les jeunes non pas de la connexion, mais de la captation. En pratique, un adolescent australien pourra continuer à regarder une vidéo sur YouTube, mais sans recommandations personnalisées fondées sur son historique. Il pourra lire des publications sur TikTok ou Instagram, mais sans algorithme qui lui “pousse” du contenu. En supprimant le lien entre compte, profil et publicité ciblée, la loi désactive la boucle de la récompense numérique ces micro-doses de dopamine libérées à chaque like, chaque vue, chaque notification.

Voici un tableau résumant en pratique ce que la loi australienne change pour les moins de 16 ans

PlateformeCe qui reste accessibleCe qui devient inaccessible
YouTubeVisionnage de tout le contenu public sans compte, via navigateur ou application.Recommandations personnalisées, publication de vidéos, commentaires et interactions avec d’autres utilisateurs.
InstagramAccès très limité aux pages publiques (décision commerciale de Meta).Recommandations, scroll infini, publications, commentaires, messages directs, notifications, IA de Meta.
TikTokAccès au contenu public via navigateur web.Contenu privé, recommandations personnalisées, publication, commentaires, messages privés, notifications.
SnapchatAccès au contenu public via navigateur web.Messages éphémères, recommandations personnalisées, “streaks” addictifs, chatbot My AI.

Cette distinction subtile transforme profondément la relation entre les jeunes et les écrans :
– Être déconnecté d’un compte, c’est échapper aux boucles de récompense et retrouver une liberté d’attention.
– Être protégé de l’algorithme, c’est ne plus être une donnée exploitable mais un usager autonome.
En réinventant la régulation non comme un mur mais comme un filtre intelligent, l’Australie ouvre un nouveau chapitre de santé publique : celui de la déconnexion raisonnée, fondée non sur la peur du numérique, mais sur la protection du lien éducatif entre l’enfant, sa famille et le monde digital. Un exemple probablement à suivre.


Références :

  • Commission d’enquête sur les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs. Jeudi 4 septembre 2025.
    >>> Lien
  • Zheng MR, Wu XD, Chen P, et al. Prevalence of internet addiction among Chinese adolescents: A comprehensive meta-analysis of 164 epidemiological studies. Asian J Psychiatr. 2025;107:104458.
    >>> Lien
  • La Chine met ses jeunes à la diète numérique. Gilles fontaines. Challenges n°887 – 18 septembre 2025
    >>> Lien
  • L’Australie interdit l’accès aux réseaux sociaux aux moins de 16 ans. Le Monde avec AFP. 28 Novembre 2024
    >>> Lien

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